RENCONTRE AVEC DES OISEAUX DE MER...
"...Je suis un oiseau; ce corps était ma cage;
Mais je me suis envolé, le laissant comme un signe..."
Ghazâlî, Mystique Soufi.
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Photo, Marco Bordin.
Le Mistral s'est levé au milieu de la nuit, soudain, balayant le ciel d'un souffle magistral. Au lever du jour, les montagnes découpent profondément l'azur. Au-dessus des sommets et des crêtes, l'air frais du matin devient hyalin, vert tourmaline ; quelques étoiles s'attardent. Avec l'Aquilon, elles accompagnent un ciel très lumineux. Le paysage qui s'offre à mes yeux est une incitation à l 'évasion ; je caresse un vœu troublant, je voudrai être son hôte aux heures exaltées du grand frais d'Ouest ! J'irai habiter, animer avec ferveur le champ de moutons, espérant honorer ce sublime tableau, composer jusqu'au fond de mes ressources !
En hiver, quand la froidure de Décembre rime au Levant et au Ponant avec l
'air polaire, l'horizon, au septentrion, s'illumine de clartés boréales dignes des plus belles aurores. L'air transparent du soir semble accorder un répit au jour qui décline. L'aube, le crépuscule et les nuits profondément bleutées, jouissent pleinement de la lueur tamisée des astres et des étoiles. Il arrive parfois que le premier quartier de lune s'invite au petit matin, dans le plus étrange et silencieux des rendez-vous célestes !
Au large, le ciel a rejoint la mer, ils se confondent. Je regarde cette ligne virtuelle en me disant que le réel n'est qu'espaces et vides, cette dimension insaisissable où le temps se ferait illusion, une débauche d'énergies perdues !
Le vent fraîchit, la mer vire au bleu roi, elle enténèbre le jour encore empli du sommeil des brumes. La côte est dentelée, acérée, chaque cap s'enfonce à la rencontre de grosses vagues écumantes, comme les voiliers en course, aux tailles-mer ivres de flots, puis ils se détachent tels des phares éclaboussés d'opaline rayonnant à perte de vue ; les plus éloignés, au firmament, paraissent figés, presque irréels.
Au fond des vallées, aux confins de la terre épuisée, au terme des montagnes, au royaume du sable et des poussières, la mer accourt joyeuse, dévale comme un torrent, comble les baies et les anses ouvertes au vent, avides d'eau, renaissantes.
C'est dans les grands espaces que les distances s'effacent et voyage l'embrun. Le flux cristallin et turquin du Mistral tourbillonne .
Je n'ai pas de limite, mes bords sont insouciants. Me voilà, vagabond des mers, guidé par l'immensité des prairies marines et tous les elfes qui tracent, qui suivent ma route. Je pense et je m'évade, j'en oublie le retour, j'accepte le large et je refuse le rivage ; mes évolutions ludiques sur la mer houleuse et blanchie deviennent labyrinthiques, libres, tandis que chaque virage répond aux pentes, à toutes ces courbes translucides et lisses. Je vais nulle part, je suis ailleurs et le temps s'immobilise ! Seul l'orbe du soleil, parvenu au zénith, me dévoilera les heures passées à jouer sur le dos de la Grande Bleue, à chercher l'absolu, à trouver en ma solitude, la plénitude...
Il m 'arrive de tomber dans l 'eau, et là, je demeure un moment perché au-dessus des abysses, riant de mes craintes, toujours intrépide. Je me laisse rouler et bercer par une onde, une respiration aussi profonde que mystérieuse.
C'est ici, en pleine mer, que j'apaise et délaisse mes contingences corporelles, celles d un terrien essoufflé, mais aussi que se révèlent mes faiblesses, mes impératifs et devoirs d'intrus dans ce milieu étonnant et merveilleux.
Je dois repartir, comme un oiseau, prendre l'air du temps. Je profite de mon aile et j'allège mon corps. En mer, je me sens vivre deux fois, et cet outil répond à mon âme affranchie ; il va au gré de mes désirs, obéit avec précision à toutes mes invites. Ensemble, nous pénétrons l'esprit de la mer. Et tout ce que je suis en pensées, je l'exprime généreusement par le geste, l'attitude, l'envol, à travers mes espoirs de rencontres, avec la nature qui nous lie indéfectiblement, avec harmonies.
De retour à terre, j'étouffe ; je porte le poids d'un monde qui fait mal ! je traîne le fardeau alourdi des idées noires, je redeviens un seul être abandonné au fil des heures subies. Sur la défensive, sur mes gardes et contre toutes les agressions qui m'assaillent, je ne suis qu'un automate cuirassé, dépossédé d'une belle histoire à raconter. Je suis un pèlerin isolé, esseulé menant une lutte sans merci.
J'erre comme la myriade de crêtes parsemées, fugaces, au milieu d'une immense vallée ondoyée de lin bleu et de lavande.
Sitôt élancé, un Puffin cendré, au vol sûr et rasant s'approche et s'immobilise tout près du mât, de l'esquif qui m 'emmène. Virtuose, Il plane, il se laisse porter tout en me regardant à plusieurs reprises puis il repart, à l'abattée, avec la vélocité des rafales ; je l'appelle, j'improvise une piètre imitation, tentant de siffler, toutes les fois où l'eau me l'autorise ! Après quelques essais infructueux, je parviens à me faire comprendre et à susciter une grande curiosité.
Cet oiseau m'a déjà accompagné à plusieurs reprises, solitaire et familier ; Je navigue maintenant avec le meneur de tout un groupe d'individus, c'est une grande faveur qu'il m'octroie.
Je sentais qu'il manquait à cet acte, à cette scène marine, une partition fraternelle, une rencontre insolite avec le vivant ; Je fus servi !
Ému, ne sachant comment procéder et attirer leur attention, je décide de relâcher un moment dans l'eau, d'attendre.
Tout en gardant ma voile au vent, au-dessus des flots, je continue à héler ces navigateurs
hauturiers, je leur parle, je les interpelle, réitérant des sons stridulants, essayant de leur communiquer ma joie, cette euphorie, la chance qui m 'a été donnée de vivre un bout de chemin parmi eux !
Je ne sais pas combien d'oiseaux comptait la petite colonie de Puffins mais ils vinrent nombreux, tout près de moi tournoyer, se présenter au bord de ma voile qui faséyait bruyamment et claquait dans les bourrasques .
Chaque oiseau s'est perché à environ deux mètres de la main que je leur tendais, maîtrisant leur vol, stationnaire pendant quelques secondes, se moquant des fortes risées. Je découvre avec émoi, avec tendresse, leur petit corps duveteux, ce petit ventre blanc comme neige, peluche remémorée des soirs douillés, et ce galon noir qui festonne leurs ailes saillantes, merveilleusement dessinées, pour aimer et animer le vent.
Comme au plus profond d'une chorégraphie collective, d'une partition gestuelle aérienne orchestrée par le cieux, un à un, ils ont repris leur trajet, s'évanouissant dans l'arche du soleil étoilée et nimbée de gouttes d'eau soulevées et retombant en cascatelles fraîches sur les vasques de la grande mer. Pas un oiseau ne s'est fait entendre !
C'est dans un silence convenu, éloquent et presque sacré, qu'ils m 'ont dédié un temps précieux, inoubliable, empli de regards joyeux, aux prunelles de jais, énigmatiques, celui d'un vol complice au bout de la lame, au fond de l'âme, celui de l aisance et de la conquête des Milles, de la liberté, perdu dans une profusion d'arcs-en-ciel esquissés par les coup de vent et mes sillages !
La voûte céleste s'est apprêtée, s'est livrée pour me confier des histoires de traversées, de défis impensables, me dire aussi les contrées lointaines, les lagunes promises et les jardins parfumés ... Je fus convié au ballet et à la valse des trajectoires insensées ! Serais-je un jour des leurs, définitivement en partance, le cœur allègre, empli des voix du voyage ?
J'ai aimé ces oiseaux, ce théâtre et cette arène en plein ciel, loin du sang et des fusils, dénués de tout mais donnant l 'essentiel de l'être dans la quiétude partagée d'un jour de grand vent, du Large, des lavis bleus aux noces du ciel et de la mer, de la grande pureté de l 'air, loin, loin, très loin des terriens.
Je les ai contemplés, virevoltant, caracolant au ras des flots et conquérant l'empyrée, décrochant des cieux pour fondre un à un sur moi, pour saluer avec maîtrise et confiance l'étrange oiseau qui ne possédait qu'une seule aile mais si grande !
Alors je leur ai dit que je tenais là l'aile d'une noble passion et du respect de la vie, qu'il ne fallait pas en avoir peur et qu'elle chantonnait les mêmes rimes que les leurs à chacun de nos battements et qu'elles s'en iraient ensemble se perdre avec l 'embrun à l 'unisson de nos cœurs, épris de vastité et d'horizons délivrés.
C'est ainsi que je me séparai de mes compagnons d'un jour, à une existence de la côte ; je ne les quittai pas, ils partirent, s'octroyant l'insatiable liesse de l'adieu et de la liberté vers l 'inconnu, me laissant à la finitude et à l'étroitesse de mes migrations dans le monde confiné des humains et des oiseaux de fer
!