RECIT, VENDEE GLOBE CHALLENGE...
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par Jean-Yves CHAUVE
Le mercredi 24 décembre 2008 à 14:47
Glissade inéluctable, impuissance à lutter contre cette force implacable qui vous propulse en avant. Les doigts mouillés glissent et n’accrochent rien. Trop vite, trop fort, trop puissant. Vision extralucide et subconsciente de ces fractions de secondes qui s’impriment comme un film au ralenti.
Perception instantanée du danger et de l’imminence du choc. Dans une fulgurance vitale, le corps se prépare, se rétracte, se contracte, se recroqueville. Fractions de secondes réflexes. Pas le temps de penser.
Le choc. Le corps qui explose. Milliards d’étincelles fulgurantes qui brillent et transpercent à en faire mal. Clameur intérieure silencieuse et assourdissante qui irradie tout et paralyse. Dans ce big-bang du corps éclaté, la douleur est encore lointaine, dans un ailleurs qui n’est plus tout à fait soi, avec cette étrange sensation de flotter, d’être au-dessus de son corps, calme et détaché comme un spectateur. Mais neurone après neurone, la douleur s’immisce, s’insinue, s’agrippe pour brutalement se déchaîner dans la conscience et tout envahir. Alors des tréfonds du corps monte un cri animal, un cri rauque à en faire mal, un cri de vie, un cri pour ne plus entendre ce corps qui hurle.
Dans cet élan de survie instinctif, l’être fonctionne dans une demi-conscience, avec des automatismes dont la pertinence étonnera plus tard. La force de la Vie est dans ces réactions innées et instantanées face auxquelles la conscience et le ressenti ne seraient qu’un frein fatal. D’abord, repousser la douleur pour ne pas qu’elle paralyse. Grâce aux endorphines, cette morphine naturelle sécrétée à doses infinitésimales au sein même des centres cérébraux de la douleur, celle-ci se transforme en un engourdissement, en une sensation de cuisson brûlante beaucoup plus supportable. Et puis agir pour écarter le danger. Au centre du cerveau, l’hypothalamus, l’organe de survie, d’alarme et de défense, active les processus neurologiques adaptés et déclenche les réactions en chaîne de sécrétion de substances comme les catécholamines. Instantanément, le cœur et la respiration s’accélèrent, le sang se concentre dans les organes vitaux, la rate se vide. Les sucres du foie sont mobilisés. Boosté par le surplus d’oxygène et d’énergie apportés par le sang, le cerveau fonctionne à 200% pour prendre, sans réfléchir et sans même en avoir conscience, les décisions les mieux adaptées.
Ne pas chercher à se mettre debout, comme si, sans rien voir ni vraiment sentir, l’information de la blessure était déjà intégrée dans le subconscient. Regarder avec détachement ce membre inerte et flasque comme s’il était exclu de son propre corps. Alors on sait que l’on ne peut plus compter sur lui, qu’il faut l’oublier et le tirer avec soi comme un animal traine la patte cassée dont il n’a même pas conscience.
Faire vite pour se protéger. Se glisser, ramper à la force des bras sur ce pont qui roule bord sur bord et franchir tous les obstacles qu’avant il suffisait d’enjamber. Maintenant se sont devenus des murs qu’il faut réussir à passer. La pensée se focalise sur un seul objectif, gagner mètre par mètre vers l’arrière, pour aller se cacher dans sa tanière, dans cette cabine si proche et brutalement si lointaine.
Ca fait du bien de crier et de pleurer. De crier à sa douleur, à son angoisse, à sa solitude, si loin du réconfort des hommes, dans un des endroits les plus hostiles de la terre. Mais pas question de se faire anéantir par ces pensées parasites et négatives. Se reprendre, sans réfléchir ni se décourager. Besoin de dire avec des mots « vas-y, avance, il faut, tu dois », besoin de les entendre pour s’en persuader, besoin de parler, de crier, de s’insulter dans un dédoublement où un autre soi-même serait tout d’un coup devenu le Maître. La notion d’ange-gardien est sans doute là, dans ce double immatériel, insensible et libre, qui plane en regardant, intéressé, le supplice de ce corps meurtri.
Descendre dans le cockpit. Maintenant, tout de suite. Appréhension. Ne pas réfléchir. Y aller, parce qu’il faut, parce qu’on n’a pas le choix. Inconsciemment on sait que la douleur va revenir et tout balayer. Ne plus être qu’un regard tendu vers l’entrée de la cabine.
Le corps bascule. Impossible de retenir ce membre inerte qui chute lourdement. L’onde de choc est insupportable. Sans ces endorphines qui repoussent la douleur jusqu’à l’anesthésie, sans ces hormones du stress qui prennent les commandes de la pensée et sans cette volonté indestructible de vivre, l’être n’aurait pas cette force.
Franchir l’entrée de la cabine, en tirant et en poussant ce corps devenu brutalement si lourd et si encombrant. La couchette, enfin. Se hisser à la force des bras, ramener la jambe, l’agripper, la soulever dans un dernier effort. Fermer les yeux, reprendre son souffle et se laisser aller, enfin. Et pleurer, pleurer à chaudes larmes parce qu’on a réussi, pleurer parce qu’on sait qu’on a sauvé sa vie, pleurer pour libérer l’immense tension qui a mobilisé l’organisme tout entier. Alors doucement le cerveau épuisé se relâche, dans un reflux où la douleur tapie dans l’ombre va enfin pouvoir éclater.
Maintenant on peut l’assumer, même si c’est insupportable. Cette douleur, c’est la Vie. Et de là, de cette couchette tant désirée, on peut appeler et demander de l’aide. Dans cette solitude devenue si cruelle, on n’est plus tout à fait seul. Restera à tenir, mais après un tel effort, on sait que l’on peut avoir confiance en soi et son corps, en fait, on n’en a jamais douté. Trop souvent, la douleur crée l’anxiété et l’anxiété aggrave la douleur, paralyse l’action et introduit le doute.
Même si le fait d’être confronté régulièrement à des situations périlleuses aide à mieux réagir, cette histoire est un magnifique exemple d’optimisme et d’énergie positive pour surpasser l’adversité et aller au-delà de ce qu’on pensait être ses limites. Alors dans des situations qui semblent parfois désespérées, l’essentiel est de toujours y croire, d’avoir confiance et de savoir que l’on est capable de tout faire, même le plus incroyable pour survivre.
Dr Jean-Yves Chauve