LE GRAIN, RECIT ...
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Le ciel est sombre, le rivage solitaire et le Mistral draine sans répit une nuée de nuages noirs, chargée de pluies. Les grains rageurs s’abattent les uns après les autres sur la mer, lourdement, avec l’obstination de l’hiver et de l'horizon. Et au passage de chacun d'entre eux, si différents, la respiration des profondeurs se fait plus ample, s'accélère ... Le jour y gagne ces clartés de pleine lune puis semble à nouveau se lever du fond de l’aube, aurore surgi derrière d’épais rideaux de grêle ondant et dansant le matin des magiciens. Au large, j’assiste aux jeux du ciel et de l‘air, accordant aux masses opaques de nuages la fantaisie, la liberté de faire et de défaire l’or du jour, les bleuités de la nuit. Je m’attends à de nombreuses sautes, à des bascules de vent à l’approche des fronts épais et menaçants venus du ponant. Je sais que le Mistral noir sera encore très irrégulier, soudain, peut-être tempétueux. Il décidera, embusqué, de déchaîner les flots d'albâtre et d'éployer les voiles en écharpes de la mer, vers la côte et toutes les îles. Les baies sont austères, battues par les rouleaux qui ne cessent d’enfler, de ressusciter un univers de roches ocres, d'algues et de sable brassés.
J’ai gréé une voile, 4.3 m2 et choisi un flotteur de vagues, extrême - 2.38 m , 60 Litres … Le doute me gagne, à plusieurs reprises, après des trombes d’eau, le vent s’essouffle, puis il reprend péniblement son allure de croisière paraissant obéir aux ordres des éclaircies. Je reste immobile, interrogeant la couleur des flots, le visage des vagues au rivage et me décide à appareiller, seul, aux seuils mêlés d’une île silencieuse où le temps et le firmament égrènent leurs averses d'étoiles parfumées…
Je croise de longs moments au vent d’une pointe, entre deux golfes, là où le vol des puffins signent la pleine mer. Le vent est puissant, ses rafales se font pesantes dans la voile et la surface de la mer change au gré des caprices du ciel. Tout près des rochers et des remontées du fond, je trouve quelques pentes lisses, que les vagues précédentes apprêtent, les vagues qui me suivent les protègent de toute leur hauteur. Dans les rayons du soleil, je découvre la mer peinte en camaïeux de verts, diaprée, un univers où le bleu n’appartient plus qu’aux cieux parcimonieux et déterminés. C’est en ces moments d’intenses luminosités que le vent fraîchit, halant le Nord-Ouest et ses velléités d’azur. Les bourrasques redoublent, me voilà trop toilé et contraint de naviguer en position de survie. Je tire une longue bordée vers le large, tribord amure, le bras avant bloqué, verrouillé et légèrement au vent, la main arrière reculée. J’utilise alors tout mon poids au harnais pour gérer la puissance d’une voile devenue fardeau. J’encaisse de violentes rafales, contraint à lofer, tous les membres tendus, en faisant déverser la voile vers la tête du mât. Par chance, augurant de rudes conditions, j’avais pris soin de rapprocher mes attaches de harnais, autorisant ainsi une plage de réglages et d’ouverture plus large, tout en naviguant en suspension. Je la sens qui tremble, vibre, secoue fortement, encaissant les gifles d‘écume et les coups de vent. La mer fume et l’embrun glisse, s‘enfuit avec le flux omnipotent, à la vitesse des nuages qui se déchirent au-dessus de moi. Le soleil surgit comme par à-coups, ses rayons sont si intenses que la lumière et le souffle se font cris, hululements; c’est un univers en détresse qui m’apparaît! Il n’en est rien… Le ciel et la mer vont ensemble jusqu‘au bout de leurs délires, de leurs chuchotements. Je ne parviens plus à remonter au vent ou si peu, abandonnant tout espoir de regagner la mise à l’eau et l’anse de sable qui ont choyé mon départ. Il faut me résoudre à trouver un autre atterrage, vers les criques qui bordent une côte rocheuse, accore, sous le vent et protégée des vagues, des ondes massives de la tempête qui vient de naître. Les courants sont forts, dictent à l’eau des mouvements qu’il faut sentir et qu’on ne peut voir en nageant au ras de l'eau. Je ne suis qu’un point bas à la dérive de l’inutile, un instant dont l’anéantissement ne dérangerait aucune étoile, entre doute et certitude je scrute un seul point, une seule cible, une destination emplie de réalités irréfutables, d’évocations ou de souvenirs; Foyer plus familier encore d’avoir été tant désiré, attendu, eût-il été le plus inhospitalier des ports.
Lentement, précisément, en me rapprochant au plus près du lit instable du vent, je regagne la côte et ce point de rencontre. A aucun moment il ne m’a été possible de remonter sur mon flotteur. Présomptueux face au vent et me voyant infligé des rafales à plus de cinquante nœuds, corrigé par les éléments, j’observe ce profil bas de l’erreur, du dépassement, de la mine contrite surement.
Le vent me traîne, l' aile blessée, si basse sur les flots, à plat ventre, je rampe. Mes bras n’en peuvent plus et mes mains lâches cèdent à chaque coups de boutoir d'un ennemi invisible mais loyal. J’ose timidement une approche dans une crique à l’apparence calme. Là, un violent courant circulaire me cueille et me rabat vers un amas de rochers. Il canalise tout autour de lui un reflux qui a la force du torrent. Je me dégage au dernier moment, parviens à retirer un petit contre-bord qui m’autorise enfin à franchir une petite barre. Parvenu près du bord, entre le ressac et une dune d’algue qui me repoussent plusieurs fois, je perds à nouveau pieds. Dernières accrocs ou lutte inégale, je regagne le sable parvenu à une zone de calme et renoue enfin avec la vie;
un lièvre magnifique regardait les ébats d’un animal à la peau bizarre, venu en découdre avec les flots un jour de grand frais. Il se mit à détaler sur une dune vierge puis s’immobilisa, les oreilles dressées, me regarda comme pour enregistrer une image insolite, s'imprégner d'une scène précieuse. Il prit le maquis, me laissant découvrir un postérieur blanc comme neige, une boule immaculée d’écume, un panache de vérités sur le bon plancher des vaches…
J'étais exténué, dépossédé d’un univers qui ne voulut pas de marins; il me concéda la survie! Un moment, qui dura de longues minutes, je cinglais dans la tourmente, au milieu de la mer et du ciel obscurs, confondus, ne les distinguant plus submergé d'eau douce et salée au cœur fusionnel d'un seul nuage, d'une étreinte unique. Un instant, il me sembla avoir perdu la côte, vaciller sans repères dans l'antre ouatée et silencieuse du souffle originel, noyé dans l'euphonie de l'eau .
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Marin
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