L'EAU ET LES RÊVES, G. BACHELARD
" ... Chez plusieurs poètes apparaît aussi une mer imaginaire qui a pris ainsi la Nuit dans son sein. C'est la mer des ténèbres _ Mare Tenebrarum, où les anciens navigateurs ont localisé leurs effroi plutôt que leur expérience. L'imagination poétique d'Edgar Poe a exploré cette Mer des Ténèbres. Souvent, sans doute, c'est l'obscurcissement du Ciel en tempête qui donne à la mer ces teintes livides et noires. Au moment de la tempête en mer, dans la cosmologie d'Edgar Poe, apparaît toujours le même nuage singulier " couleur cuivre". Mais à côté de cette rationalisation facile qui explique l'ombre par l'écran, est sensible, dans le règne de l'imagination, une explication substantielle directe. La désolation est si grande, si profonde, si intime que l'eau est elle-même "couleur d'encre". Dans cette horrible tempête, il semble que l'excrétion d'une formidable seiche ait nourri, dans sa convulsion, toutes les profondeurs marines. Cette " mer des ténèbres " est " un panorama plus effroyablement désolé qu'il n'est donné à une imagination humain de le concevoir " * ( Edgar Poe, Histoires extraordinaires, Maelstrom, Trad. Baudelaire, p. 223 ).
Ainsi le réel singulier se présente comme un au-delà de l'imaginable _ inversion curieuse qui mériterait la méditation des philosophes: dépassez l'imaginable et vous aurez une réalité assez forte pour troubler le cœur et l'esprit. Voici les falaises " horriblement noires et surplombantes ", voici la nuit horrible qui écrase l'Océan. La tempête entre alors au sein des flots, elle est, elle aussi, une sorte de substance agitée, un mouvement intestin qui prend la masse intime, " c'est un clapotement bref, vif et tracassé dans tous les sens ". Qu'on y réfléchisse et l'on verra qu'un tel mouvement si intime n'est pas livré par une expérience si objective. On l'éprouve dans une introspection, comme disent les philosophes.
L'eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir ..."
Gaston BACHELARD
L'eau et les rêves
Essai sur l'imagination de la matière
Édition :
Pages 138-139
LE MAELSTROM