F.R DE CHATEAUBRIAND, EXTRAITS
"... O Dieu, (...) quelle est donc votre grandeur ! Tout ce que vous avez fait naître est renfermé dans les limites du temps; et le temps, qui s'offre aux mortels comme une mer sans bornes, n'est qu'une goutte imperceptible de l'océan de votre éternité "
!
F.R DE CHATEAUBRIAND
Les Martyrs
Tome I - Page 50
Collection des Écrivains illustres -
(...)
Par un signe au milieu de la nue, Emmanuel fait connaître à l'Ange des mers la volonté du Très-Haut. Aussitôt le vent, qui jusqu'alors avait été favorable au vaisseau de Cymodocée, expire: un calme profond règne dans les airs; à peine des brises incertaines se lèvent tour à tour de divers côtés, rident la surface unie des flots, et viennent agiter les voiles sans avoir la force de les soulever. Le soleil pâlit au milieu de son cours, et l'azur du ciel, traversé de bandes verdâtres, semble se décomposer dans une lumière louche et troublée. Des sillons plombés s'étendent sans fin dans une mer pesante et morte; le pilote, levant les mains s'écrie:
" O Neptune! que nous présagez-vous ? Si mon art n'est pas trompeur, jamais plus horrible tempête n'aura bouleversé les flots " .
A l'instant il ordonne d'abattre les voiles, et chacun se prépare au danger.
Les nuages s'amoncelaient entre le midi et l'orient; leurs bataillons funèbres paraissaient à l'horizon comme une noire armée, ou comme de lointains écueils. Le soleil, descendant derrière ces nuages, les perce d'un rayon livide, et découvre dans ces vapeurs entassées des profondeurs menaçantes. La nuit vient: d'épaisses ténèbres enveloppent le vaisseau: le matelot ne peut distinguer le matelot tremblant auprès de lui.
Tout à coup un mouvement parti des régions de l'aurore annonce que Dieu vient d'ouvrir le trésor des orages. La barrière qui retenait le tourbillon est brisée, et les quatre vents du ciel paraissent devant le dominateur des mers. Le vaisseau fuit et présente sa poupe bruyante au souffle impétueux de l'Orient; toute la nuit il sillonne les vagues étincelantes. Le jour renaît et ne verse de clarté que pour laisser voir la tempête: les flots se déroulaient avec uniformité. Sans les mâts et le corps de la galère que le vent rencontrait dans sa course, on n'aurait entendu aucun bruit sur les eaux. Rien n'était plus menaçant que ce silence dans le tumulte, cet ordre dans le désordre. Comment se sauver d'une tempête qui semble avoir un but et des fureurs préméditées ?
Neuf jours entiers le navire est emporté vers l'occident avec une force irrésistible. La dixième nuit achevait son tour lorsqu'on entrevit, à la lueur des éclairs, des côtes sombres qui semblaient d'une hauteur démesurées. Le naufrage parut inévitable. Le patron du vaisseau place chaque marin à son poste, et ordonne aux passagers de se retirer au fond de la galère; il obéissent, et ils entendent la fatale planche se refermer sur eux.
C'est dans ces moments qu'on apprend bien à connaître les hommes. Un esclave chantait d'une voix forte, une femme pleurait en allaitant l'enfant qui bientôt n'aurait plus besoin du sein maternel; un disciple de Zénon se lamentait sur la perte de la vie. Pour Cymodocée, elle pleurait son père et son époux, et priait avec Dorothée celui qui sait nous retrouver jusque dans les flancs des monstres de l'abîme.
Une violente secousse entr'ouvre la galère, un torrent d'eau se précipite dans la retraite des passagers; ils roulent pêle-mêle. Un cri étouffé sort de cet horrible chaos
( ... )
Les Martyrs
Tome II
Pages 139 - 140
Toile : la neuvième vague
Ivan AIVASOVSKY