GRAINS - EVOCATION
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" ... La pluie est traversière, elle bat de grain en grain
Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin ... "
Jacques BREL
Les Marquises
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Les grains donnaient ce jour le tempo de la houle et des lointains ponants... Ils dominaient tout le ciel et ses rivages. Je remontais alors au-delà des golfes, vers les pointes et d'autres caps, essuyant de temps à autres les tourments lourds et si froids de l'hiver esseulé comme une Île !
Dès l'automne et les premiers coups de vent, il m'arrive de naviguer sous les grains, de me laisser surprendre par les caprices du ciel et des saisons qui ne veulent pas passer la main au temps qui va.
En hiver, l'expérience s'avère périlleuse lorsque l'orage diurne s'en mêle. Témoin de grains terribles au mois d'Octobre, j'ai traversé quelques épisodes étonnants . Au-dessus de la mer restée chaude et envahie d'air froid, les contrastes sont vertigineux. Colossaux se font les transports d'énergies contraires au coeur vertical de ces colonnes apocalyptiques que l'on nomme enclumes, butant contre la voûte des cieux! Quelques tornades ou trombes éphémères fuyaient dans le Sud-Est, parcourant les Monts de la Trinité, reptiles silencieux et tout autant redoutables...
Mais au-delà de tout, les grains sont de l'univers de la mer, le lot de ces étendues incommensurables et sans frontières. Capables de déplacer l'Iroise dans les Bouches de Bunifazziu et bien d'autres contrées tropicales au seuil de la Grande Bleue, ils réinventent l'espace et le temps dans le tumulte des eaux et du sable mêlés.
Le grain en mer c'est l'abolition des distances, la précipitation du jour et de ses clartés; une énigmatique absence, l'aurore et le crépuscule révoltés, extasiés ! La côte et le rivage ne sont alors plus qu'un souvenir et le large ose, se rapproche, menace. Il flotte dans l'air le poids du ciel et des volutes convulsées et chaque bordée vers la nuit éphémère crible le marin, où qu'il aille, jusqu'à l'écueil fatal...
C'est le baptême pérenne de la mer dans l'antre grise et blanche des vents sur les flots aux reflets absinthes, c'est l'égarement dans le labyrinthe, le doute et la crainte d'être vraiment, vivant.
Les vagues en exaltent l'harmonie, les contours et, n'en devienne que plus lumineuses dans l'horizon obscurci. A l'approche du Grain, comme un refrain au plain-chant, à la lyre de l'eau bruissante, tous les éléments réunis, confondus en une seule mouvance, au diapason de l'invisible, entonnent puis clament la symphonie du monde, au commencement embrasé de ce qui fut et sera le jour et la nuit, indistinctement.
Et toi, petit marin, sur cet esquif vélivole, gabier, barreur, navigateur, tenant dans tes mains, au fond du regard toutes les écoutes du bord et de la traversée, tu voles et t'enroules à la périphérie des cieux rendus sur la mer, rendu aux tourbillons insensés de toutes légèretés colorées et de l'embrun, tu joues avec la course effrénée des vagues, avec l'arche de lumières aux sept splendeurs inlassablement révélées !
Intrépide !
Oui, je vais au plus près du vent, je lof dans les rafales et la tempête soudaine élève une ode assourdissante à la beauté et à la force. La mer fume, blanchit, écume et la crête des lames, dans un poudroiement d'albâtre, me gifle sans discernement ni ménagement. Alors j'abas, je vais avec la neige salée perdre la rive, je fuis avec l'oiseau pour ne par contrarier la folie des bourrasques. Je n'ai qu'une petite voile, imitant piètrement l'aile des grands voyageurs; je l'entends battre à se déchirer, me dire assez ! Il ne tient qu'au destin de nous épargner, nous ne serions rien l'un sans l'autre !
La mer crépite sous ces rideaux sombres et opaques, les torrents de pluie battue que les rafales redoublent violemment. Je ne suis plus au milieu des flots qu'un mirage diaphane, une pensée ailée, évanescente. Dans l'air du temps gris, ondoyé, feutré et alenti, grain, particule ou goutte infinitésimale, je participe à l'éclosion du jour, d'un rayon de soleil à l'aube, fragment de vie possible ou irréel, noyé dans le cours des siècles que les dunes et les grains - de sable - voient passer sans émoi, indifférents.
Traversée silencieuse emmenée dans la fougue des cieux où l'âme un instant s'en remet à l'éternité unitive de l'eau et de l'azur confondus, le grain égrène à contre-temps l'invite intime du large au seuil oublieux des rivages peuplés, de l'été uniformément plat et morne
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