CAP SUR SPERDUTU ...!
RECIT
Comme une étrave que les lames dépassent. Un îlot aux blocs entassés prête ses flancs aux longues houles et aux vents dominants le détroit.
Insensé ! sûrement ; déraisonnable : peut-être ? Folies, certainement ... Alors, Marin, pourquoi le tentes-tu en solitaire ? Tout simplement parce que je suis seul, que l'intention ne séduit pas, n'attire personne ... et puis l'hiver, la longue nuit, me fascine !
Et pourtant, rien ne m'arrête, pas même la perception claire et abrupte d'un non-retour évident, qui ne surprendrait d'ailleurs aucunement, ce réalisme inconsidéré qui pourrait refléter tant d'égoïsme ou d'égotisme ; c'est comme vous voudrez .... Et si d'aventure, cette chevauchée, cette course folle et tant risquée signifiait aux lectrices et aux lecteurs quelques prétentions de ma part, évoquait le récit grandiloquent des fats, une fausse prouesse tout juste encline à valoriser l'anodin ou un caprice, vous m'en verriez vraiment désolé ; là n'est absolument pas mon souhait ni le sens de ma démarche !
Mais ce n'est pas le premier enjeu, une épreuve, un exploit ; heureusement non ! il y aurait quelque chose d'autre de plus profond, d'impalpable, d'insaisissable, comme l'irresistible attirance de la découverte, un songe antique qui nous reviendrait des confins d'une mémoire ancestrale, d'une âme très vieille qui aurait depuis longtemps roulé sa bosse un peu partout, autour des vastes mers du globe. La reconnaîtrions-nous en quelques rares circonstances de notre vie terrestre et si courte ? Nous sentirions-nous alors si bien que l'au-delà nous eût paru alors dérisoire ?
Fantasmagorie, m'objecterait-on ? C'est bien possible, mais quand je m' approche de ces Îles pétrées, de ce chaos magistralement ordonné où pas une seule once de terre, de sable ou d'arêne ne demeure, lorsque le bestiaire énorme de granit rose s'offre en silences résignés et figés aux travailleurs implacables de la mer et qu'il m'est ainsi donné le spectacle d'un acte, d'une scène de la création, alors, c'est à cet instant qu'il me devient possible d'oublier, d'entraîner avec moi, dans ma solitude, une vie, celle que je viens de quitter et de miser au prix irrévocable de l'unicité ...
Suis-je bien toujours assez conscient, là-bas, si près et pourtant si loin, embarqué à bord d'une illusion toute relative et si pesante à la fois ?
La distance s'allonge, la bordée dure, heurte de front, brutale, je vais vers un point qui semble ne jamais venir à moi. La Tramontana fraîchit en prenant le large, atteint encore plus loin son allure de croisière. La mer est forte, les creux fuient sous le vent, les crêtes fument sur les flots bleus et froncés. Il est vrai que le ciel ne lui ressemble pas. La course basse du soleil hivernal donne à l'azur une teinte moins sombre que celle de la marée de tempête. Les contrastes et les jeux de lumières n'en sont que plus francs, puissants, transparents...
Sur ma route, les îlets Gavetti, les écueils et l'Îlot Purraghja, bien plus vaste et haut, un refuge dans la mer... Puis c'est le grand bond, un bord par vent de Travers, bâbord amure, pointant la bouée cardinale Nord de Sperdutu. Il me faut corriger la dérive due au vent et remonter, faire du Cap, ne pas faiblir ! Des Milles et des Milles abattus, en cavalcadant sur les dômes mouvants qui grossissent, descendant au plus bas des pentes, des ondes aux glacis royaux. Et cette houle ample et massive m'emporte. La mer halète et fait le gros dos dans son moutonnement infini et mélodieux.
Je n'irai pas jusqu'à tutoyer les écueils et les secs qui bordent cette terre au nom évocateur et troublant, presque angoissant : " Sperdutu " ... Un éclat d'Île perdu à l'Est du Détroit de Bunifazziu, au coeur du Parc Marin des Îles Lavezzi, un univers minéral façonné et poli par les ères géologiques et que seuls les oiseaux empruntent, dessinent les contours ; cette explication conviendrait-elle aux terriens !... Quant à la vie sous-marine, le monde du silence recèle là-bas des trésors de diversités, des tombants lumineux et de féeriques abysses. C'est en ces lieux que je côtoie la beauté, la peur bien souvent mais aussi une nef apaisante à ciel ouvert, les noces du roc et de l'eau, tout simplement, létales ... Tout n'est que véhémence, violence, clartés, couleurs changeantes et précipitées, noyé dans un perpétuel recommencement. Quelques oiseaux s'octroient les profondeurs et l'ivresse de ces joutes ; fulgurants ébats. Je garderais à jamais gravé en mon âme le ballet de ces éclaireurs, les prémices de Kallisté.
Un long virage, l'abattée se fait prudente au creux d'une onde qui me protège des rafales ; je ne souhaite pas aller à l'eau, tomber plus exactement, comme si une chute en ces lieux pouvait m'être fatale ! Pire encore, être jeté face à mes réelles faiblesses, à cette inconscience dont je prends soudainement la mesure et le pouls, à près de huit Milles de la Côte !
Ce n'est pas de l'angoisse ni de la peur mais cette irrépressible sensation où prévalent l'insignifiance, l'imprévu, l'appréhension de la fortune de mer qui me guette et ne me lâche plus. Et tandis que je vole à l'unisson de l'embrun, je contemple ces îles frangées d'écume, à l'instar des sommets couverts de neige dont la froidure se fait sentir jusqu'au bout de mes doigts à chaque volée d'embruns qui me fouette les mains et le visage, me barre le front. La Tramontana cingle comme la bise, safre, euphonique ! De ce vent puissant dépendra l'issue heureuse d'un jour à part, d'une humble âme à la dérive. A ces vents que la Rose disperse et lance, l'âme des îles voyage et croise dans la solennité des grandes étendues, le recueillement du soleil qui se couche et qui se lève au diapason de toutes les étoiles.
Je serai encore de ces bordées, aussi insensées soient-elles, porté vers le monde du silence, un monde de vérités ! A chaque fois que la mer me prend, je m'attends à vivre un rêve d'homme libre. Je ne regarde plus le prix à payer, c'est ainsi ; pourquoi passer aux côtés de l'essentiel
MARIN
1 ère Écriture - Lecture à mes Petits Enfants - 23.08.2011
2 ème Ecriture le 09 Juin 2021
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