NIETZSCHE ET LA VAGUE...
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VOLONTE ET VAGUE
Cette vague, avec quelle avidité elle s'avance, comme s'il s'agissait d'atteindre quelque chose ! Avec quelle hâte inquiétante elle se glisse dans les plus intimes recoins des rocheuses crevasses ! Il semble qu'elle veuille y devancer quelqu'un : il semble que quelque chose y soit caché, d'un très grand prix ! Et voici qu'elle revient avec un peu plus de lenteur, encore et toute blanche d'émotion _ Serait-elle déçue ? A-t-elle trouvé ce qu'elle cherchait ? Simule-t-elle la déception ? Mais déjà s'approche une autre vague plus avide, plus sauvage que la première et dont l'âme semble pleine de mystère, pleine de la convoitise des trésors ensevelis ! Ainsi vivent les vagues _ ainsi vivons-nous, nous autres êtres voulants ! _ Je n'en dis pas plus. Qu'est-ce ? Vous vous méfiez de moi ? Pleins de courroux contre moi, monstres superbes ? Craigniez-vous que je trahisse entièrement votre secret ? Eh bien ! Soyez donc courroucés ! _ aussi haut que vous pourrez dresser vos redoutables corps verdâtres, former un mur entre moi et le soleil _ comme vous faites à l'instant ! En vérité, déjà il ne reste plus rien du monde que le vert crépuscule, et de verts éclairs.
Dansez à votre gré, belles tumultueuses, hurlez de plaisir et de méchanceté _ à nouveau plongez, au fond du gouffre versez vos émeraudes et jetez par-dessus vos blanches dentelles infinies de mousse et d'écume _ j'applaudis à tout, car tout vous sied également, vous à qui je suis redevable de tout : comment jamais vous trahir ? Car _ sachez-le bien ! _ je vous connais, vous et votre secret, je connais votre race ! vous et moi, sommes-nous pas d'une même race ! Vous et moi, n'avons-nous pas un seul et même secret !
Friedrich NIETZSCHE
Le Gai Savoir
Page 299 - Edition 1018
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