JOSEPH CONRAD - LE MIROIR DE LA MER
Toiles d'araignées et fils de la Vierge
... Pourtant la réponse était claire. Le navire avait découvert la faiblesse momentanée de son maître. De toutes les créatures vivantes de la terre et de la mer, seuls les navires ne se laissent pas tromper par de pauvres faux-semblants, refusent de tolérer de qui les commande un art de mauvais aloi ...
Vu de la pomme de grand-mât d'un grand voilier de taille courante, l'horizon décrit un cercle de nombreux milles de rayon à l'intérieur duquel on peut voir un autre navire jusqu'à sa ligne de flottaison ; et les mêmes yeux qui suivent ces lignes manuscrites ont dénombré en leur temps plus de cent voiliers de tailles diverses, encalminés, comme à l'intérieur d'un cercle enchanté, pas très loin des Açores. C'est à peine s'il y en avait deux exactement sur le même cap, comme si chacun avait médité de sortir de ce cercle magique en un point différent de la rose. Mais le sortilège du calme est un charme puissant. Le lendemain les trouva toujours éparpillés en vue les uns des autres et sur des caps différents ; mais lorsque enfin la brise rentra, précédée de la risée foncée qui courait très bleue sur une mer pâle, ils partirent tous ensemble dans la même direction. Car c'était là la flotte qui retournait en Angleterre, venue des lointaines extrémités de la terre ; et le plus petit de tous ces navires, une goélette fruitière de Falmouth, ouvrait la marche. On aurait pu l'imaginer très belle, peut-être même d'une taille de déesse, et laissant un parfum de citron et d'oranges dans son sillage.
Le lendemain il restait fort peu de navires visibles du haut de nos têtes de mâts ; sept au plus peut-être, avec quelques petites tâches plus éloignées, coques invisibles au-delà de l'anneau enchanté de l'horizon. Le sortilège d'un bon vent possède un pouvoir subtil pour éparpiller une compagnie de navires aux ailes blanches faisant route sur le même cap, chacun avec ses moustaches d'écume blanche retombant de part et d'autre de l'étrave. C'est le calme qui réunit mystérieusement les navires ; c'est le vent qui en est le grand séparateur.
Plus le navire est haut gréé, plus on peut le voir de loin ; et sa haute blancheur sur laquelle respire le vent est le premier indice proclamant sa taille. Les hauts mâts qui maintiennent là-haut la toile blanche, déployée comme un filet pour capturer la puissance invisible de l'air, émergeant progressivement de l'eau, voile après voile, vergue après vergue, de plus en plus grands, jusqu'à ce que sous la structure gigantesque de cette machine on perçoive le point insignifiant, minuscule, qu'est sa coque.
Les hauts mâts sont les piliers soutenant les plans équilibrés qui, immobiles et silencieux, prennent à l'air la force qui meut le navire, comme si elle était un présent du Ciel consenti à l'audace de l'homme ; et c'est la haute mâture du navire, dénudée et dépouillée de sa blanche splendeur, qui s'incline devant la colère du ciel tendu de nuages.
Lorsqu'elle cède devant un grain, décharnée, nue et comme soumise, sa hauteur devient plus manifeste encore même pour un marin. L'homme qui a regardé son navire prendre trop de gîte se rend compte de la hauteur insensée d'une mâture. Il paraît impossible que ces pommes de mâts dorées, que l'on ne pouvait voir qu'en renversant la tête en arrière et qui tombent maintenant dans le champ inférieur de la vision, ne viennent fatalement heurter le rebord même de l'horizon. Une telle expérience vous donne de l'élévation de votre mâture une idée plus précise que ne vous donneraient des centaines d'heures passées à courir là-haut. Et pourtant, de mon temps, les vergues de cacatois d'un navire de commerce de taille courante étaient à bonne hauteur au-dessus de ses ponts. Certes un homme actif, dans la salle des machines, peut-être amené à parcourir des distances considérables en escaladant des échelles de fer, mais je me rappelle des moments où, même pour mes membres souples et la fierté que j'avais de mon agilité, cette machine du voilier semblait arriver jusqu'aux étoiles.
Car c'est bien une machine, exécutant son travail dans un silence absolu et avec une grâce immobile, qui semble cacher une force capricieuse et parfois ingouvernable, sans enlever à la terre aucune de ses réserves matérielles. A d'autres la précision infaillible de l'acier que meut une vapeur blanche, tirant sa vie d'un feu pourpre et nourri de charbon noir. La machine du voilier, au contraire, semble tirer sa force de l'âme même du monde, sa redoutable alliée, maintenue dans l'obéissance par les liens les plus fragiles, tel un spectre féroce attrapé dans un filet fait d'une matière plus fine encore que la soie filée. Car qu'est donc cet appareil composé des cordages les plus solides, de la mâture la plus haute et de la toile la plus épaisse, face au souffle puissant de l'infini, sinon tiges de chardon, toiles d'araignée et fils de la Vierge ?
Joseph CONRAD
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Traduction : Pierre et Yane Lefranc
Pages 78 à 81
Édition / Folio Classique - Gallimard