RÉCIT / J-C RUFFIN ...
IMMORTELLE RANDONNEE
Il est des récits qui ne laissent pas de vous accompagner, aux images qui s'entent à notre humble perception des choses, d'un commun et sibyllin accord partagé avec l'auteur... Nous vous laissons à cet extrait d'un récit magnifique qu'il prend à coeur de parfaire, évoquant d'aussi près, si intimement un vécu et un ressenti rares. Des lignes sobres et pour cela immensément profondes et belles ; elles naissent de la solitude, de la proximité de la mer, de ce ciel également sans limites que le pèlerin s'apprête à quitter ; comme une déchirure, un adieu que l'on oserait prononcer, une prochaine renaissance, en Chemin entre la Cantabrie et la Galice, J-C RUFFIN relate et témoigne... Jacquet, sur le Camino del Norte, vers Compostelle, l'auteur se confie ; ainsi, au fil des pas du grand marcheur, de l'ouvrage, ses pensées aux larges horizons meublent une nature, une longue histoire, un cheminement, une lente et prodigue renaissance. Entre prose poétique et récit, le Chemin prend corps et âme, comme au commencement de Tout
CORSICA...GO56
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PACO DIEZ
A mesure que je m'approchais des Asturies, le rivage devenait plus escarpé. Il prenait parfois sous l'orage des allures écossaises, avec ses rochers noirs et ses prairies d'un vert cru qui surplombaient les gerbes d'écume. C'était comme si la mer, sentant que j'allais bientôt la quitter, faisait étalage de tous ses charmes, pour que j'emporte d'elle un bon souvenir. Moi qui ne lui avais guère prêté attention tant qu'elle était étale et monotone, je me mis à la contempler avec émotion et à chérir sa présence au point d'établir mes bivouacs dans son voisinage. Je m'offris quelques-unes de mes plus belles nuits sur des promontoires tourmentés, cernés de gerbes d'eau et couronnés de tempêtes. J'eus droit à des crépuscules nimbés de brume dorée et à des aubes apaisées, violettes comme des lèvres de nouveau-né. Dans mon sommeil toujours léger se mêlait le jappement des chiens, loin dans les fermes, et le murmure tout proche du ressac qui ourdissait sans relâche son complot millénaire contre les terres.
Dans les dernières étapes côtières, la sauvagerie du rivage exerçait sur moi une telle fascination que je me hâtais de le rejoindre. Je traversais les villes sans prêter attention à leurs charmes supposés. J'avais mon content d'architecture balnéaire et de restaurants typiques, de conserveries de poissons et de cidreries pittoresques. Le temps de faire tamponner ma Credencial, d'avaler un menu du jour à dix euro et, même, parfois, un menu anticrise à huit, voire à sept euro, et je suivais de nouveau les coquilles pour retrouver le littoral. J'ai toujours entretenu des rapports assez bizarres avec la mer. Au Sénégal, j'étais exaspéré de la découvrir chaque matin sous mes fenêtres, étale, uniformément bleue, griffée de pirogues. Mais quand j'y pense aujourd'hui, je la voie pendant la saison des pluies : l'île de Gorée fouettée par les grains venus de l'océan, la mer froissée par les doigts du vent, ourlée de fine écume. Et j'éprouve une nostalgie que rien ne console.
En Cantabrie, j'ai connu la même alternance de rejet et d'attachement. Je me suis impatienté de devoir subir l'intenable compagnie de cette mer dépourvue de fantaisie et, oserais-je dire, de conversation. Et puis, au moment de la quitter je me suis attaché à elle au point de souffrir à l'idée d'en être séparé et cela avant même que le Chemin m'ait éloigné d'elle. Les dernières nuits en sa compagnie étaient douloureuses de plaisir. Si je me permets ici une confidence, je dirais que ce paradoxe est celui de toute ma vie. Sans doute ne suis-je pas le seul à goûter les choses et les êtres au moment où ils nous quittent. Mais j'ai poussé plus que d'autres le vice ou la gourmandise jusqu'à m'éloigner souvent de ce que j'ai de plus cher, pour en mesurer le prix. Jeux dangereux où l'on peut gagner beaucoup, mais où il y a encore plus à perdre.
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Enfin vint l'heure de la séparation : le moment où le Chemin quitte définitivement la côte et s'enfonce dans les terres. Le drame se produit non loin du village de la Isla, qui ne m'a pas laissé un souvenir remarquable. L'éloignement est progressif. On continue d'apercevoir longtemps les bouts de falaises, des morceaux de criques, l'horizon. Puis tout est fini : la campagne vous environne. Vous êtes dans les Asturies.
Jean-Christophe RUFFIN
Immortelle Randonnée
Pages 123 à 125
Éditions Guérin - Chamonix -
Camino del Norte - CANTABRIE - Vers Santiago de Compostela -