VOIE D'EAU !... VICTOR HUGO
Toute la Verve nautique d'un Victor HUGO, tant avisé des choses de la mer et de la navigation. Un récit pour les soirées d'hiver, à lire aux petits enfants par leurs Grands-Parents, au coin du feu, si tant est qu'on ne nous interdise pas les feux de cheminée d'antan ...
RECIT DE MER
Le vent, la grêle, la bourrasque, le tourbillon, sont des combattants désordonnés qu'on peut vaincre. La tempête peut être prise au défaut de l'armure. On a des ressources contre la violence qui se découvre sans cesse, se meut à faux et frappe souvent à côté. Mais rien à faire contre le calme. Pas un relief qu'on puisse saisir.
Les vents sont une attaque de cosaques ; tenez bon, cela se disperse. Le calme, c'est la tenaille du bourreau.
L'eau, sans hâte mais sans interruption, irrésistible et lourde, montait dans la cale, et, à mesure qu'elle montait, le navire descendait. Cela était très lent.
Les naufragés de la Matutina sentaient peu à peu s'entr'-ouvrir sous eux la plus désespérée des catastrophes, la catastrophe inerte. La certitude tranquille et sinsitre du fait inconscient les tenait. L'air n'oscillait pas, la mer ne bougeait pas. L'immobile, c'est l'inexorable. L'engloutissement les résorbait en silence. A travers l'épaisseur de l'eau muette, sans colère, sans passion, sans le vouloir, sans le savoir, sans y prendre d'intérêt, le fatal centre du globe les attirait. L'horreur, au repos, se les amalgamait. Ce n'était pas la gueule béante du flot, la double mâchoire du coup de vent et du coup de mer, méchamment menaçante, le rictus de la trombe, l'appétit écumant de la houle ; c'était sous ces misérables on ne sait quel bâillement noir de l'infini. Ils se sentaient entrer dans une profondeur paisible qui était la mort. La quantité de bord que le navire avait hors du flot s'amincissait, voilà tout. On pouvait calculer à quelle minute elle s'effacerait. C'était tout le contraire de la submersion par la marée montante. L'eau ne montait pas vers eux, ils descendaient vers elle. Le creusement de leur tombe venait d'eux-mêmes. Leur poids était le fossoyeur.
Ils étaient exécutés, non par la loi des hommes, mais par la loi des choses.
La neige tombait, et comme l'épave ne remuait plus, cette charpie blanche faisait sur le pont une nappe et couvrait le navire d'un suaire.
La cale allait s'allourdissant. Nul moyen de franchir la voie d'eau. Ils n'avaient pas même une pelle d'épuisement, qui d'ailleurs eût été illusoire et d'un emploi impraticable, l'ourque étant pontée. On s'éclaira ; on alluma trois ou quatre torches qu'on planta dans des trous et comme on put. Galdeazun apporta quelques vieux seaux de cuir ; ils entreprirent d'étancher la cale et firent la chaîne ; mais les seaux étaient hors de service, le cuir des uns était décousu, le fond des autres était crevé, et les seaux se vidaient en chemin. L'intégralité était dérisoire entre ce qu'on trecevait et ce qu'on rendait. Une tonne d'eau entrait, un verre d'eau sortait. On n'eut pas d'autre réussite. C'était une dépense d'avare essayant d'épuiser sou à sou un million.
VICTOR HUGO
( L'Homme qui rit )
Tiré de l'Ouvrage - Proses de Mer - présenté et commenté par R. VERCEL
L'Homme devant l'Océan
Durel Editeur - 1949 -
Toile : Victor HUGO