CAMUS SI PROCHE DE LA MER !...
Ce partage, uniment ! Ces mots d'une profondeur sans égale... Tantôt l'abîme, la dépression, tantôt l'énergie magnifique régénérant le monde, au-delà de la nuit. La mer, cette bi-polarité essentielle que nous portons toutes et tous en nous, invisible et palpable à la fois. Un petit livre : Journaux de voyage, et puis ces lignes, les pensées d'un homme que les sociétés hélas ! distancent... Pour l'homme de Tipasa, de Noces, l'Eté, ces regards posés sur l'autel de la mer.
EXTRAITS
... Le soir après dîner comme nous devons passer au large des Açores, je vais sur le pont et, dans un coin abrité du grand vent qui souffle depuis le départ, je peux jouir d'une nuit pure, avec de rares mais de très grosses étoiles qui filent au-dessus du navire du même mouvement rectiligne. Une lune menue met dans le ciel une lumière sans éclat qui éclaire l'eau turbulente d'un reflet égal. Une fois de plus, je regarde, comme je le fais depuis des années, les dessins que l'écume et le sillage font sur la surface des eaux, cette dentelle faite et défaite, ce marbre liquide... et une fois de plus je cherche la comparaison exacte qui fixera un peu pour moi cette merveilleuse éclosion de mer, d'eau et de lumière qui m'échappe depuis si longtemps. Encore en vain, pour moi, c'est un symbole qui continue.
... Et puis je vais regarder la mer. Un croissant de lune monte au-dessus des mâts. Jusqu'à perte de vue, dans la nuit pas encore épaisse, la mer _ et un sentiment de calme, une mélancolie puissante montent alors des eaux. J'ai toujours tout apaisé sur la mer et cette solitude me fait du bien pour un moment, bien que j'aie l'impression que cette mer roule aujourd'hui toutes les larmes du monde... ( Je fais miens ce passage ! )
... A deux reprises, idée de suicide. La deuxième fois, toujours en regardant la mer, une affreuse brûlure me vient aux tempes. Je crois que je comprends maintenant comment on se tue. Re conversation _ à mâchoires décrochées. Je monte sur le pont supérieur, dans l'obscurité, et finis ma journée, après avoir pris les décisions de travail, devant la mer, la lune et les étoiles. _ Les eaux sont à peine illuminées sur la surface, mais on sent leur obscurité profonde. La mer est ainsi, et c'est pourquoi je l'aime ! Appel de vie et invitation à la mort ...
... Devant la mer, avant de me coucher. Cette fois la lune éclaire tout un couloir de mer qui, avec le mouvement du navire, semble, dans l'océan obscur, un fleuve laiteux et abondant qui descend inlassablement vers nous. J'avais déjà essayé, dans la journée, de noter les aspects de la mer, que je rapporte :
Mer du matin : Immense vivier de poissons _ lourde et frétillante _ écailleuse _ gluante _ couverte de bave fraîche. ( Hugo n'est pas loin ! )
Mer de midi : pâle _ grande plaque de tôle portée au blanc _ grésillante aussi _ elle va se retourner brusquement pour offrir au soleil sa face, humide, maintenant dans les ténèbres ... etc.
Bonsoir
... Avant dîner, je regarde le soleil se coucher. Mais il est absorbé par la brume bien avant l'horizon. A ce moment, la mer est rose à bâbord, bleu à tribord. Nous marchons sur une étendue sans limites. Il n'y aura pas de terres avant Rio. L'heure du soir est soudain merveilleuse. L'eau épaisse, se ternit un peu. Le ciel se distend. Et à l'heure du plus grand apaisement des centaines de marsouins surgissent des eaux, caracolent un moment, et fuient vers l'horizon sans hommes. Eux partis, c'est le silence et l'angoisse des mers primitives. Après dîner, je reviens devant la mer, à l'avant du bateau. Elle est somptueuse, lourde et brodée. Le vent me fouette brutalement le visage, venant de face, après avoir parcouru des espaces dont je n'imagine même plus l'étendue. Je me sens seul et un peu perdu, ravi enfin et sentant mes forces renaître peu à peu devant cet avenir inconnu et cette grandeur que j'aime ...
Etats d'âmes d'un Philosophe que la mer parvient encore à éclairer.
A SUIVRE D'AUTRES EXTRAITS
Albert CAMUS
Journaux de Voyage - Amérique du Sud
Édition / Folio