QU'EST - CE QUE LA VIE ...?
Venons - en à une question essentielle :
Qu'est-ce que la vie
?
La vie est un tissu mêlé de prose et de poésie. On peut appeler " prose " les activités pratiques techniques et matérielles qui sont nécessaires à l'existence. On peut appeler " poésie " ce qui nous met un peu dans un état second : d'abord la poésie elle-même, la musique, la danse, la jouissance et l'amour, bien entendu.
Prose et poésie ensemble étaient dans les sociétés archaïques étroitement tissées. Par exemple, avant de partir en expédition, ou au moment des moissons, il y avait des danses, des chants, tout cela faisait partie des rites.
Nous sommes dans une société qui évidemment tend à disjoindre prose et poésie et où il se produit une très grande offensive de prose liée à cette grande offensive technique, glacée, mécanique, chronométrée, ou tout se paye, où tout est monétarisé. La poésie a bien sûr essayé de se défendre. Dans ce type de considérations, on peut dire qu'il y a une grande réaction de chacun qui explique la résistance à la prose du monde que sont par exemple les amours clandestines parfois maladroites, éphémères, toujours errantes.
Qu'est - ce qu'une vie raisonnable ? Est-ce mener une vie prosaïque ? Folie ! Mais nous y sommes obligés, car si nous n'avions qu'une vie en permanence poétique, nous ne la sentirions plus. Il nous faut de la prose pour ressentir la poésie.
Et j'aimerais parler dans le cas de la poésie de ce que Georges BATAILLE appelait la " consumation ", c'est à dire le fait de brûler d'un grand feu intérieur opposé à la consommation, qui est un phénomène névrotique, un phénomène de supermarché. Il faut accepter la consumation, la poésie, la dépense, le gaspillage, un peu de folie dans sa vie. C'est peut-être ça, la sagesse, un peu mélangée à la folie. Et puis nous savons que l'aptitude à jouir ( j'entends par là jouir de la vie, jouir d'un bon repas, d'un bon vin ), c'est en même temps l'aptitude à souffrir.
Si j'apprécie le très bon vin, je souffre atrocement lorsqu'on m'oblige à boire un vin que je trouve très mauvais alors que, si je n'avais pas cette aptitude, je pourrais très bien boire n'importe quoi avec la même indifférence.
De même, l'aptitude au bonheur, c'est l'aptitude au malheur. Il est évident que si vous avez connu le bonheur avec un être qui vous est cher et que cet être vous quitte, vous êtes malheureux parce que justement vous avez connu le bonheur. L'attitude qu'on peut qualifier de rationalisation consisterait à dire :
pour ne pas être malheureux, je n'aimerai plus personne et ainsi je n'aurai plus de chagrin du tout
§
Extrait de l'ouvrage
Cheminer vers l'essentiel
Edgar MORIN
Entretien avec Marc de SMEDT
Ed : Albin Michel - 2024
Page 164 à 166
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