NIETZSCHE ET LES OISEAUX / EXTRAITS !...
" ... Mais pour que m'en vînt le désir, je devais découvrir cette joie que mes premiers discours sanctifieraient.
Elle fondit sur moi comme un hiver, qui ressemblait à un été. La lumière s'était transformée en un givre craquant, qui remplissait tout d'étincelles. J'ouvrais, comme on dévore, mes yeux convalescents. Je venais d'échouer dans un port, ayant cherché d'Est en Ouest le Sud, et fini par penser qu'il ne devait pas exister. " Ce n'est qu'un mythe, le Midi, comme l'Olympe des dieux grecs. Certes le mont Olympe, on peut l'escalader ; mais sur la demeure du divin, il ne faut pas compter. " Or subitement je m'y trouvais, et ce port était le mien.
Après avoir tant navigué, toujours préoccupé par la bourrasque et les marées, je m'arrêtais enfin pour regarder le ciel. Cet endroit n'était plus une ville, mais l'adieu de la terre à la mer, et le ciel qui s'étend de toutes parts ; ce port n'était qu'un phare, et du soleil. Nul ne peut contempler le soleil comme un homme du nord ; il faut avoir grandi sous les brumes teutonnes pour goûter les voûtes immaculées de l'Italie. Et lorsque mes regards se détachaient des nues, pour revenir un instant à la civilisation, je ne voyais plus que les pigeons _ dont la fiente aspergeant les grandioses architectures des hommes, effrite ces pierres édifiées pour braver les siècles. Moi ça me ravissait, d'assister à la démolition de l'éternel par la plus éphémère des bestioles.
J'appris alors qu'en face de la ville se trouvait une île. Ce simple mot d'île ayant déjà des relents de paradis, sans attendre je m'y rendis, et compris pourquoi mes chers Grecs envoyaient sur un archipel les plus héroïques de leurs morts, afin qu'ils deviennent d'immortels bienheureux. Moi aussi, je me crus immortel, et envoûté par le chant des sirènes, ne souhaitant plus que rester là, pour l'éternité. Car le temps se dissout sur une île, et l'homme paraissant y avoir disparu, les éléments reprennent le pouvoir : du monde ne subsiste qu'un rocher au bord de l'eau. Et quelque-fois un lézard, droit surgi de la préhistoire, qui a tenu jusqu'à ce que l'histoire s'arrête, un lézard comme pétrifié... Moi aussi j'étais devenu pierre, la jouissance pure qu'une pierre que chauffe le soleil puis rafraîchissent les vagues. Jamais pourtant je n'avais été si vivant _ d'une vie contre laquelle aucune fin ne peut rien.
Sur mon île je demeurai jusqu'à l'été. Je m'émerveillais de ma santé retrouvée, cette grande santé de ceux qui ont frôlé la mort _ les autres ne pouvant mesurer leur force. Mais la mienne finit par me donner le vertige. A moins que ce ne soit le soleil, vertigineux aussi, qui faisait s'évaporer mon corps. La tête me tourna, et il me sembla que tout cela, je ne le vivais pas pour la première fois. Des siècles auparavant, j'avais dû être là, comme la mer, et cette pierre, et ce lézard. Il suffisait de dire : " je suis heureux " , et tout, éternellement , reviendrait. Il y avait de quoi avoir le vertige. " Là-dessus le tournis me fit choir : j'ignorais qu'il faut approuver même ce qu'on a pas désiré ".
Mais aussitôt je me redressai : " Oui, lézard, il me plaît que tu sois là, et toi aussi, rocher. Peut-être vous ai-je créés _ car qui sait si je ne suis pas Dieu ? Quoi qu'il en soit, soleil, je fais de toi mon prophète. Arrête-toi, d'ailleurs, pour m'écouter.
" J'ai tant à dire, m'étant tu si longtemps. Or ne cessant de rajeunir, j'ai l'entrain d'un enfant, sous la sagesse d'un grabataire. Comme toi, soleil, je viens de naître et j'ai mille ans. Que devient l'abeille, si après avoir butiné toutes les fleurs de ce monde, elle ne peut offrir son miel ? Elle s'y englue, comme tu t'étiolerais, soleil si tu ne pouvais rayonner. Me voilà au zénith, de ma vie et de la terre ; maintenant il me faut retourner à l'humanité. Quelqu'un m'attend, je le sens, qui a infiniment besoin de moi. "
Ce quelqu'un serait une femme, bien sûr, et ce serait moi, qui sans elle ne pourrais vivre ; mais cela je ne l'avais pas deviné.
Je partis donc avec les oiseaux migrateurs, qui ont la prudence de fuir l'ouragan avant qu'il n'arrive _ oubliant une fois de plus que les hommes ne sont pas des oiseaux, et que jamais ils ne s'envolent assez vite pour échapper à leur sort.
Mon infaillible instinct d'humain m'entaîna même au-devant de l'automne ; infidèle à la douceur des eaux, je m'enfonçai dans les terres, et revoyant les arbres, dont les feuilles rougissaient, je trouvai cela très beau. Que ces parures fussent vouées à se flétrir, comment y aurait songé un homme récemment immortalisé ?
- Friedrich NIETZSCHE -
Nietzsche et les Oiseaux
Ed / Les Editions Nouvelles
Pages 22 à 25
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