TASSINCA
En Tassinca, les rochers racontent. Ils adressent à leurs ennemis de béton ces dernières suppliques :
" Oui ! nous rejettons vos amas sauvages et laids de béton venus souiller les antiques rivages, les bras d'une terre qui étreignent la mer. Vous n'êtes plus dignes de l'azur, porteur d'espérances, d'amour et d'attentes
La Tassinca, vous connaissez ? Cette Micro-Région de la Corse sauvage, de la Corse du Sud dont les balcons plongent dans la mer, vers le ponant. Un Cap étonnant nommé Capu di Muru ! Des floraisons hallucinantes et des tombants dans la grande bleue à vous couper le souffle au milieu d'amas de rochers lunaires ; ils vont à profusion accompagner les rêveries des promeneurs épris de grand large et de liberté.
La Tassinca qui panse lentement les blessures mortelles et brûlantes de l'incendie, cet incendie pleuré, chanté comme une litanie par le groupe Culturel et de Canti Nustrali - Chants de l'Île de Corse - I Voci di a Gravona, il y a quelques décennies maintenant et qui résonne encore dans ma souvenance, depuis ma jeunesse exilée
"... Aghju vistu un istati piglià focu a Tassinca ..."
Une Terre d'oublis aussi, aux portes sans appels ni concessions de la ville, qui voit ses horizons barrés par un quotidien frénétique. Une modernité qui la dépasse et l'envahit sans mesure, petit à petit
Au faîte de la Tour, à l'apogée du pouvoir des hommes déchus et de la cupidité des empires qui jalonnent l'histoire, je regarde les siècles, je vois le long fleuve des années se fondre dans les eaux et le sel, les saisons qui passent à la fois si près de la barbarie et de la joie !
Et pourtant, il flotte sur les crêtes, à l'étrave audacieuse et jalousement gardée d'une Île, les douceurs du zéphyr, du Libecciu, ces mirages de voyages lointains qui se dissimulent et dansent parmi les figuiers de Barbarie et l'aloès. Les cistes de Crète bordent les chemins, larges comme ces mains parfumées que vous tendraient les jardins de la Tassinca, comme si cette région manifestait l'allégresse fébrile et discrète de retrouver ses fidèles amis de la Terre. Le soleil choie aux quatre saisons ces beautés primaires et originelles que le pélerin savoure en chemin
Les hommes vouaient à la nature un culte ancestral et d'authentiques connaissances. Ils cultivaient l'un pour l'autre tout naturellement le sens profond de l'harmonie, d'une parcimonieuse nécessité ; rien de ce qui aurait vieilli, qui demeure inoccupé, abandonné ne dénote et ne jure en de tels lieux. Et cela, la Terre de Corse le savait, le respirait jusqu'à s'enivrer, de la mer aux plus hautes cimes, à chaque époque que lui ouvrait une destinée convoitée ; elle ne l'oubliera jamais !
La pierre ocre des petites maisons étroites et hautes épouse l'or au soleil couchant, les pins voyagent et ne disputent pas leurs champs au plus dense des maquis protégés des vents et le genévrier à large baies odorantes, aussi gourmand, exhorte nos pas, dévalent l'adret et l'ubac vers les dédales dentelés d'une côte rocheuse, abrupte que seules les tempêtes et les vagues dessinent, sculptent inlassablement.
Tournée vers le large, la terre se donne qui se tend puis s'évase comme une lyre. Les vagues viendraient y entonner les mélodies du recueillement, du souvenir et le chant allègre des retrouvailles avec l'au-delà ... Au détour d'un chaos bercé par la liturgie des flots, la mer, comme une libation versée au seuil d'une petite chapelle, consacre la mémoire solennelle. On y décèle un vécu percéptible qui nous envahit, nous parle droit au cœur. Le silence des cieux abyssaux se commue en sermon, en oraison. Des Offrandes, des pensées, tant de petits actes propitiatoires humbles et dépouillés ont été apposés en ce lieu saint, à l'attention des plus chers, de ces vies disparues, que la mer ou le sort auraient emportés trop tôt, si loin, au fond ou à bout de l'existence. On perçoit au bord des mondes l'éloignement et le repos éternel, la vérité intangible d'un ailleurs aussi palpable que attirant
Je retournai par le vieux sentier littoral qui longe la mer, laissant un phare à l'abandon. Sa lumière est désormais sans maître, froide et muette. Quelques anneaux rouillés et une mise à l'eau sommairement aménagée subsistent et racontent, s'animent encore aux tentatives d'approches périlleuses des marins. Le ravitaillement tant espéré n'est plus de ce temps.
D'anciens murs courent et remontent les pentes envahies de broussailles esquissant dans mon imagination quelques vergers, de merveilleux potagers arrachés à une terre sèche et aride que l'été fissure, que l'hiver ravine.
Le sentier prend fin à l'orée de la civilisation ; une bâtisse rousse, au toit effondré et une très belle maison se racontent l'ancien petit hameau ouvert et généreux au bord de la mer, près du vieux four.
La transition est radicale, cruelle, qui tombe comme un couperet. Maintenant, ancré dans la modernité, tout n'est que juxtaposition anachronique d'édifices froids et sans caractère, d'enclos encombrés de matériaux hétéroclites et inesthétiques, vieilles machines au rebut, murs de cloisonnement, poteaux électriques qui lacèrent le ciel et les collines, portails verrouillés, accès barrés, interdictions, détritus, bateaux disséminés, ferrailles...
Où est la Tassinca que l'ère du béton et des crépis noient et mitent lentement, ce ciment qui la recouvre inexorablement d'une chape lourde et indifférente. Quel immense verger pris à l'étau de la grande ville et de ses villégiatures tandis que chaque chantier martèle toujours plus fort ...
Où sont les hommes à l'aube d'un mois de Mai qui pourtant ne cesse de fleurir au bord des routes ? Quels regards affolés porte en ces lieux INTERDITS la mer natale ?
Pour le marcheur, quelques traces d'un passé, des promenades bucoliques ponctuées de ruines et,
pour l'éphémère monnayable, l'insolente occupation sélective d'un front de nature qui se verrait privé de ses plus nobles et respectueux anges-gardiens.
Au temps des tours, l'ennemi était ciblé, connu ; il venait de la mer ! aujourd'hui, il est en chacun de nous, cumulant profits, plus-values, au cœur d'un fruit sans saveur, à très court terme irrémédiablement modifié et conquis
!
2 ème Ecriture le 30 Mai 2011
3 ème Ecriture et corrections le 19.07.2015